Nimby and the D-Hoppers Cory Doctorow doctorow@craphound.com First published in June 2003, Asimov's Science Fiction Magazine. Reprinted in Year's Best SF 9 (edited by David Hartwell and Kathryn Cramer) This French translation by Elisabeth Vonarburg from Solaris Magazine, 2004. See http://craphound.com/000118.html for more -- This translation is released under a Creative Commons license that allows you to freely redstribute it, provided that you do so on a non-commercial basis. Here's a summary of the license: Attribution. The licensor permits others to copy, distribute, display, and perform the work. In return, licensees must give the original author credit. No Derivative Works. The licensor permits others to copy, distribute, display and perform only unaltered copies of the work -- not derivative works based on it. Noncommercial. The licensor permits others to copy, distribute, display, and perform the work. In return, licensees may not use the work for commercial purposes -- unless they get the licensor's permission. And here's the license itself: http://creativecommons.org/licenses/by-nd-nc/1.0-legalcode -- L’arrière-cour des sauteurs dimensionnels Cory Doctorow (7650 mots) Entendons-nous bien. J’aime réellement la nature à l’état sauvage, intacte. J’aime mon ciel clair et bleu, et ma ville libre du tonnerre des voitures ou des marteaux-piqueurs. Je ne suis pas un technocrate. Mais bon dieu, qui ne voudrait posséder une arme de poing personnelle complètement automatique, auto-rechargeable, avec pointage laser et munitions capables de percer des armures ? Jolie tournure de phrase, hein ? J’ai fini par la mémoriser une nuit en écoutant un des sauteurs planté dans ma chambre à coucher, avec son canon à main pointé sur un autre sauteur, et qui en énumérait les nombreux charmes. « Ceci est une arme à pointage laser, bla-blabla. Jetez vos armes et croisez les mains derrière la tête, bla-bla-bla. » J’avais entendu le même dialogue presque tous les jours ce mois-là, chaque fois que ces sauteurs dimensionnels se catapultaient chez moi en tiraillant partout, pulvérisaient mes fenêtres, plongeaient dans la rue et se poursuivaient les uns les autres à travers mon pauvre petit *shtetl* en démolissant tout sur leur passage et en mutilant les spectateurs pour se translater ensuite dans une autre malheureuse dimension afin d’y continuer le carnage. Connards. C’était à peine si je pouvais continuer à nourrir correctement ma maison de sable pour remplacer les fenêtres. Encore quelques autres invasions dimensionnelles, et j’allais devoir en extruder les pattes et jouer les babayagas pour déménager sur la plage. Pourquoi diable était-ce tout le temps ma maison à moi, de toute façon ? Je n’allais pas me rendormir, ça au moins c’était sûr. Le vent d’automne qui soufflait par la fenêtre démolie sentait bon l’érable, la richesse de l’humus en décomposition et le foin fraîchement coupé, mais il était aussi assez glacial pour transformer mon souffle en vapeur et me foutre de la chair de poule partout. Et puis, le boucan qu’ils faisaient sur la place principale était assourdissant, coups de tonnerre supersoniques et hurlements des maisons blessées. Le boulot des maisonniers allait être tout trouvé au matin. Je me suis donc trouvé une robe de chambre et des chaussons, je suis descendu en trébuchant jusqu’à la cuisine, ai pris du café à l’une des tétines de la maison et du lait à une autre, et, après avoir attendu que le bruit s’éloigne du côté des champs de bicyclettes, je suis sorti pour aller frapper à la porte de Sally. La fenêtre de sa chambre à coucher s’est ouverte à la volée et sa tête est apparue. « Barry ? » a-t-elle crié. J’ai crié en retour « Ouais ! », et ma respiration condensée en nuages a dissimulé un instant son visage figé de sommeil. « Laisse-moi entrer, je suis en train de geler. » Le fenêtre s’est refermée, et un instant plus tard la porte s’est ouverte. Sally avait emmitoufflé ses larges épaules d’un épais édredon en duvet, comme d’un châle. En-dessous, elle portait une ample chemise de nuit qui retombait jusque sur ses longs doigts de pieds nus. Sally et moi, nous avions eu un petit quelque chose, dans le temps. C’était assez sérieux pour que nous ayions attaché nos maisons ensemble et collé nos lits. Elle retroussait ses doigts de pieds quand je la chatouillais. Nous sommes encore amis — bon sang, nos maisons sont toujours l’une près del’autre — mais ça faisait deux ou trois ans je ne lui ai pas retroussé les doigts de pieds. « Seigneur, il ne peut pas être trois heures du matin, non ? », a-t-elle dit alors que je me faufilais près d’elle pour me réfugier dans la chaleur de sa maison. — Oh si, c’est bien trois heures du matin. Les combattants de crime ne se plient pas au même emploi du temps que le reste des mortels. » Je me suis écroulé sur son divan, les pieds repliés sous les fesses. « J’en ai plus que ma claque de tout ce merdier », ai-je dit en me massant les tempes. Sally s’est laissée tomber à mes côtés, en étendant sur moi un pan de son duvet, puis elle m’a donné une petite tape sur l’épaule. « Nous sommes plusieurs à en ressentir les effets. Les Jefferson vont déménager. Ils ont écrit à leurs cousins de Niagara Falls, et ils disent qu’il n’y a presque pas de sauteurs là-bas. Mais pour combien de temps, je me le demande ? » — Oh, je ne sais pas. Les sauteurs pourraient aussi bien disparaître demain. On ne peut pas savoir s’ils seront là tout le temps. — Bien sûr que si, je le sais bien, moi. On ne peut pas remettre le génie dans la bouteille. Ils ont des sauteurs dimensionnels, maintenant, ils ne vont pas tout simplement cesser de les utiliser. » Je n’ai rien dit, me contentant de fixer d’un air entendu la mosaïque abstraite qui couvrait le mur de son salon : des déchets d’aluminium soigneusement ajustés, des plastiques trop complexes pour nourrir même la maison la plus rudimentaire, les rares morceaux de verre roulés par la mer sur la plage, et du vynil froissé. « Ce n’est pas pareil, a-t-elle dit. Nous avons flanqué la technocratie en l’air parce que nous avons trouvé quelque chose qui fonctionnait mieux. Personne n’a décidé que c’était trop dangereux et devait être mis de côté pour notre propre bien. Elle est juste devenu... obsolète. Rien ne va rendre le saut dimensionnel obsolète pour ces types. » Dehors, sur la place, les détonations sourdes continuaient de résonner, ponctués par les bruits péristaltiques qu’émettaient les maisons en train de fuir. Celle de Sally a eu un frisson de sympathie, et la mosaïque a ondulé. J’ai écarté ma tasse du duvet alors que le café en débordait sur le plancher où la maison s’est mise à le boire avidement. « Pas de caféine ! » a dit Sally en épongeant le café de son pied enchaussetté. La maison devient toute énervée. » J’ouvrais la bouche pour émettre une remarque sur les théories délirantes qu’entretient Sally sur le bon entretien des maisons quand la porte explosa de ses gonds. Un sauteur vêtu d’une barbare armure technocrate boula dans le salon, se retrouva assis et lâcha trois rondes dans la direction approximative de la porte (une bordée passa au travers, les deux autres laissèrent des marques calcinées dans la chair soudain figée du mur qui l’encadrait). Sally et moi, nous avons carrément lévité du divan pour plonger derrière, tandis qu’un autre sauteur roulait-boulait à travers la porte et répliquait, manquant son adversaire et faisant exploser la mosaïque. Mon cœur me martelait la poitrine et tous mes autres clichés me sont tombés dans les couilles « Ça va ? » ai-je crié dans le vacarme. — Je crois que oui » a répondu Sally. Un morceau de plastique déchiqueté était fiché dans le mur à quelques centimètres au-dessus de sa tête, et la maison gémissait en mode aigu. Une giclée erratique de tonnerre électrique embrasa le divan et nous nous sommes empressés de déguerpir de là. Le second tireur faisait retraite sous le barrage de tirs du premier, lequel se livrait à des prouesses gymnastiques mécaniquement assistées pour éviter les bordées de l’autre. Le deuxième homme réussit à s’enfuir, et le premier replaça son arme dans son étui pour se tourner vers nous. « Désolé pour les dégâts, messieurs-dames », a-t-il dit à travers sa visière. J’étais incapable de dire un mot. Mais Sally a mis la main en pavillon à son oreille pour crier : « Quoi ? » « Désolé », a dit le tireur. « Quoi ? » a répété Sally. Elle s’est tournée vers moi : « Tu entends ce qu’il dit ? » Elle a cligné de l’œil que le type ne pouvait pas voir. « Non, ai-je dit avec lenteur. Je n’arrive pas à entendre un seul mot. » Il a répété « Désolé », plus fort. « On ! Ne ! Vous ! Entend ! Pas ! » a dit Sally. Le type a relevé sa visière d’un air exaspéré, et il a dit : « Je suis désolé, là ! ? — Pas autant que vous allez l’être » a dit Sally et elle lui a flanqué son pouce dans un œil. Il a poussé un cri en levant ses gantelets vers sa figure juste comme Sally lui piquait son arme. Elle en a frappé son casque pour attirer son attention, puis s’est écartée vivement, le canon pointé sur lui. Le tireur l’a contemplée avec l’air de commencer à comprendre, en levant les bras et en croisant les mains derrière sa tête, bla-bla-bla. « Connard », elle a dit. *** Le nom du type était Larry Roman, ce qui expliquait le mot « ROMAN » stencilé sur chaque morceau de son armure. La lui retirer était plus compliqué que sortir un homard de sa carapace, et il nous a insultés à n’en plus pouvoir pendant tout le processus. Sally gardait l’arme pointée sur lui, impassive, tandis que je pelais l’armure couverte de sueur et attachais les poignets et les chevilles du type. La maison de Sally était salement amochée, et je ne pensais pas qu’elle s’en tirerait. Assurément, le fait que les murs prenaient une texture pâle et friable ne présageait rien de bon. Le machin transdimensionnel lui-même était un appareil bizarre et compliqué, un losange à peu près de la taille de l’avant-bras moulé dans une unique pièce de métal — du titanium ? — et couvert de tout un tas de touches énigmatiques. Je l’ai posé avec précaution ; je ne voulais pas me retrouver projeté par inadvertance dans un univers parallèle. Avec rancœur et inquiétude mêlées, Roman m’observait de son œil fonctionnel — celui que Sally avait frappé avait enflé jusqu’à se fermer complètement. « Ne vous en faites pas, je lui ai dit, je ne vais pas faire joujou avec. — Pourquoi faites-vous ça ? » a-t-il demandé. J’ai indiqué Sally d’un hochement de tête : « C’est elle qui mène. » Sally a donné un coup de pied à son divan encore en train de fumer. « Vous avez massacré ma maison. Vous n’arrêtez pas de venir ici et de faire des trous partout, bandes de connards, sans une seule pensée pour les gens qui vivent là... — Qu’est-ce que vous voulez dire, ‘vous n’arrêtez pas de venir’ ? C’est la première fois que quiconque utilise l’appareil trans-d. » Sally a reniflé avec mépris : « Bien sûr, dans votre dimension à vous. Vous êtes un peu en retard sur les événements, mon vieux. Ça fait des mois que des sauteurs démolissent tout dans le coin. — Vous mentez », a-t-il déclaré. Sally lui a jeté un regard froid. J’aurais pu dire au type que ce n’était vraiment pas la bonne façon de gagner dans une dicussion avec Sally. Je n’ai jamais trouvé aucune, mais alors aucune, façon de gagner avec elle, mais un refus massif n’en était certainement pas une. « Écoutez, je suis un policier. L’homme que je poursuis est un dangereux criminel. Si je ne le capture pas, vous êtes tous en danger. — Vraiment ? » a-t-elle répliqué d’une voix traînante. « Un plus grand danger que celui que vous nous faites courir, connards, en nous tirant dessus ? » Il a avalé sa salive. Dépouillé de son armure, vêtu seulement de ses sous-vêtements high-tech, il commençait enfin à avoir la frousse. « Je fais seulement mon devoir. Je fais observer la loi. Vous allez vous retrouver avec des tas d’ennuis, tous les deux. Je veux parler à la personne en charge ici. » Je me suis raclé la gorge. « Ce serait moi, ça, cette année. Je suis le Maire. » — Vous plaisantez. » — C’est un poste administratif », ai-je dit sur un ton d’excuse. J’avais lu des trucs sur l’ancienne éducation civique, et je savais qu’être Maire maintenant, ce n’était plus comme dans le temps. Mais je suis un excellent négociateur, et c’est ce que ça prend aujourd’hui. « Alors, qu’est-ce que vous allez faire de moi ? » — Oh, je suis sûre qu’on trouvera bien de quoi », a répliqué Sally. *** La maison de Sally est morte au lever du soleil. Elle a poussé un terrible soupir et ses tétines sont commencé à exuder du sang noir. La puanteur était accablante, aussi avons-nous conduit notre prisonniers frissonnant chez moi, à côté. Ce n’était pas tellement mieux, chez moi. Le vent froid avait soufflé par les fenêtres de ma chambre toute la nuit, laissant du givre sur les murs internes de la maison à l’écorce bien plus mince. Mais la maison était exposée au sud, et à mesure que le soleil montait, une lumière couleur de beurre traversait les fenêtres restantes pour réchauffer l’intérieur, et je pouvais entendre la sève de la maison circuler dans les murs. Nous nous sommes fait du café et avons repris la discussion. « Osborne et là quelque part, je vous dis, et il a autant de morale qu’un chacal. Si je ne l’attrape pas, on est tous dans la merde. » Roman essayait toujours de me convaincre de lui rendre son équipement et de le laisser poursuivre son criminel. — Mais c’est quoi, son crime, au fait ? » ai-je demandé. Un vague sentiment de responsabilité civile me chatouillait — et si ce type était vraiment dangereux ? « Quelle importance ? » a demandé Sally. Elle jouait avec l’équipement de Roman et réduisait mes galet ornementaux en poudre avec les gantelets à puissance assistée. « Ce sont tous des fils de pute. Des technocrates. » Après avoir craché ce mot, elle a pulvérisé un autre galet. « C’est un monopoliste », a répliqué Roman., comme si ça expliquait tout. Nous avons dû avoir l’air un peu perplexe, parce qu’il a poursuivi : « Il est Stratège Senior pour une compagnie qui fabrique des filtres de pertinence pour les réseaux. Ils ont mis en ligne du maliciel qui démolit tous les produits concurrents conformes aux standards. Si on ne le livre pas à la justice, il va se retrouver propriétaire de toute la bon dieu d’écologie médiatique. Il faut absolument l’arrêter ! » Ses yeux lançaient des éclairs. Sally et moi avons échangé un regard, puis elle a éclaté de rire : « Il a fait quoi ? — Il se livre à des pratiques commerciales malhonnêtes ! » — Eh bien, je crois que nous serons capables d’y survivre, a-t-elle dit. Elle a de nouveau levé le gros pistolet. « Alors, Roman, vous dites que vous venez juste d’inventer le machin à sauter, vous autres, hein ? » Il avait l’air déconcerté. « L’appareil transdimensionnel », ai-je précisé, en me rappelant qu’il l’avait nommé ainsi. « Oui. Il a été mis au point par un chercheur de l’Université de Waterloo et Osborne s’en est emparé afin de pouvoir fuir la justice. On a dû s’en faire bricoler un juste pour pouvoir le poursuivre. Aha ! Le shtetl tout entier était construit sur les os de l’Université de Waterloo — ma maison doit se trouver exactement à l’ancien emplacement des labos de physique. Voilà qui expliquait ma popularité auprès du jet set transdimensionnel. « Et vous faites marcher ça comment ? » demanda Sally négligeamment. Je n’ai pas été dupe, et Roman non plus. La version Sally de « négligeamment » rend dérisoires mes vibrations psychiques les plus intenses. « Je ne peux le révéler », a dit Roman, en prenant une sombre expression de devoir. « Oh, allez, quoi, a fait Sally en tripotant le machin à sauter. Quel mal ça peut faire ? » Roman regardait fixement le plancher. « Bon, alors, on va y aller par essais et erreurs», a-t-elle dit, un doigt posé sur l’une des nombreuses touches de contrôle. Roman a poussé un gémissement inarticulé. « Ne faites pas ça, je vous en prie. J’ai déjà assez d’ennuis. » Sally a fait mine de ne pas l’avoir entendu. « Ça ne peut pas être si difficile, hein, après tout ? Barry, on a tous les deux étudié la technocratie, essayons de nous figurer comment ça marche. Ce truc-là, ça ressemble à un déclencheur, à ton avis ? — Non, non, ai-je enchaîné, entrant dans le jeu. On ne peut pas simplement pousser des touches au hasard, on pourrait se retrouver dans une autre dimension ! » Le visage de Roman a pris une expression soulagée. « J’ai des outils dehors dans la cabane. » Roman a gémi derechef. « Et si ça ne marche pas avec ça, a continué Sally, je suis sûre que ces gantelets sont capables de décortiquer le truc vite fait. Après tout, si on casse celui-ci, il y a toujours l’autre type — Osborne ? Il en a un aussi. — Je vais vous montrer, a dit Roman. Je vais vous montrer. » *** Roman s’est échappé tandis que nous finissions le petit-déjeuner. C’est ma faute. Je m’étais dit que, après nous avoir montré le fonctionnement du machin à sauter, il aurait été calmé. Sally et moi on a même eu une petite empoignade là-dessus, et je me suis senti tout nostalgique en me rappelant notre passé amoureux — peut-être la raison pour laquelle je n’étais pas sur mes gardes. Je me sentais moins anti-social, aussi, une fois que mon invité avait été détaché, et que, assis à ma bonne vieille table de cuisine, il bouffait du muesli à la cuillère. Il était plus rusé que je ne l’avais cru. Avec sa mâchoire carrée, ses yeux bleus (eh bien, un noir et un bleu, grâce à Sally) et son air épuisé, il m’a donné un sentiment trompeur de sécurité. Quand je me suis retourné pour tirer une autre tasse de café du mur de la cuisine, il a renversé la table d’un coup de pied et s’est défilé. Sally lui a tiré dessus, ce qui a seulement atteint un mur de ma maison déjà pas mal catastrophée en déclenchant la chasse d’eau de la toilette et en faisant dégringoler tous mes bibelots en pluie de leurs étagères lorsque la maison a sursauté. Le temps de le dire, il filait à toute allure dans la rue. « Sally, ! ai-je hurlé, exaspéré, tu aurais pu le tuer ! Le visage couleur de cendres, elle regardait fixement le pistolet. « Je ne voulais pas ! C’était un réflexe. » Nous nous sommes tous deux chaussés en hâte pour nous lancer à sa poursuite. Quand je l’ai aperçu enfin, il était dans les champs de bicyclette. Après avoir déraciné un vélo de montagne bien mûr, il s’est mis à pédaler en direction de Guelph. Un attroupement de badauds s’est rassemblé autour de nous, presque toute la ville, en habits de laine et en mitaines pour se protéger de l’air glacial. Sally et moi nous étions toujours en pyjamas et j’ai vu les commères municipales prendre mentalement des notes. D’ici le dîner, les nouvelles de notre réconciliation flamberaient sur le réseau domestique. « Qui c’était ? » a demandé Lemuel, l’ancien maire qui, par habitude, aime encore à s’intéresser aux affaires du coin « Sauteur dimensionnel, a dit Sally. Un Technocrate. Il a tué ma maison. » Lemuel a fait un petit bruit de langue en plissant sa face rubiconde et ronde. « Pas bon, ça. La maison des Becker aussi. Barry, tu ferais mieux d’envoyer quelqu’un à Toronto pour négocier un supplément de semences. — Merci, Lemuel », ai-je répondu avec un effort pour ne pas laisser transparaître mon agacement. « C’est ce que je vais faire. » Il a levé les mains au ciel : « Je n’essaie pas de te dire comment faire ton boulot, seulement de t’aider. Dans de tels moments, nous devons nous serrer les coudes. — Moi, tout ce que je veux, a dit Sally, c’est attraper ce fils de pute — Oh, il sera bientôt retourné dans sa dimension d’origine, je suppose, a fait Lemuel. — Ben non, ai-je dit, nous avons... ouille ! » Sally m’avait écrasé le pied. « Ouais, je suppose aussi, a-t-elle remarqué. Et l’autre, alors, quelqu’un a vu par où il est allé ? — Il est parti vers l’est », a dit Hézékiah. C’était le fils de Lemuel, et on aurait pu les emboîter comme des poupées russes : le teint fleuri, la bedaine, la face ronde et sérieuse. Hézékiah avait le tour de main avec les arbres à cigarettes, et sa cigaretteraie était une attraction locale pour les touristes. « En direction de Toronto, peut-être. — Bon, alors, a dit Sally. Je vais envoyer un message pour les prévenir. Il n’ira pas loin. Nous allons partir le rencontrer en route. — Et ta maison ? a demandé Lemuel — Quoi, ma maison ? — Eh bien, il faut que tu déménages tes affaires bientôt. Les maisonniers vont vouloir la recycler. — Dis leur qu’ils peuvent mettre mes affaires chez Barry. » J’ai pu voir les regards que les commères s’échangeaient à la volée. *** Sally a utilisé furieusement le réseau domestique tandis que les maisonniers allaient et venaient, avec ses affaires pleins les bras pour les entreposer chez moi. Ils n’arrêtaient pas de me lancer des clins d’œil du genre bien-joué-mon-pote, mais je savais leurs compliments prématurés. Sally n’emménageait pas pour des raisons romantiques mais par souci d’efficacité, sa motivation principale dans la plupart des circonstances. Elle écrivait avec le stylus du réseau, le dos raide, attendant avec impatience que ses correspondants lointains fassent fonctionner leurs propres styli, et à la fin tous les murs de ma maison étaient recouverts de pigment auto-absorbant. « Peut-être est-il retourné dans sa dimension, lui ai-je dit. — Non, il est là. J’ai vu son machin à sauter avant qu’il ne s’enfuie, la nuit dernière, il était complètement démoli. — Il l’a peut-être réparé. — Et peut-être pas. Il faut que ça cesse, Barry. Si tu ne veux pas m’aider, tu n’as qu’à le dire. Mais arrête d’essayer de me faire changer d’avis. » Elle a plaqué brusquement le stylus sur la table. « Tu es avec moi ou pas ? — Avec, j’ai dit, avec. — Alors, habille-toi. » J’étais déjà habillé, et je lui en ai fait la remarque. « Mets l’armure de Roman. Il faut qu’on soit à égalité avec Osborne si on veut l’attraper, et ce truc ne me va pas. — Et Roman ? — Il reviendra. On a son machin à sauter. » *** J’ai appelé ça comment, déjà ? “Une barbare armure technocrate”? Vue de l’extérieur, peut-être. Mais une fois dedans, oh là là, j’étais un dieu. Je marchais avec des bottes de sept lieues qui me permettaient de sauter aussi haut que le sommet des arbres. Ma vision allait de l’infra-rouge à l’ultraviolet et encore plus loin dans le spectre électromagnétique : je pouvais voir l’encodage des signaux chimiques du réseau domestique, circulant dans les systèmes radiculaires auxquels toutes les maisons étaient reliées. Ou les doigts de la lumière polarisée qui s’allongeait tandis que le soleil plongeait vers l’ouest. Mon ouïe était aussi fine que celle d’un lièvre, les soupirs du vent, le craquement des créatures sauvages dans la forêt et le battement sourd de la sève tous parfaitement distincts et repérables. Nous nous sommes lancés aux trousses de Roman et j’ai vite élaboré une stratégie de recherche : sauter le plus haut possible et tournoyer très vite en retombant au sol, pour balayer les environs dans l’infra-rouge afin d’y déceler une forme humaine. Une fois de retour sur la terre ferme, je ramassais Sally et je faisais un grand bond en avant — sans attendre que ses lentes enjambées non mécanisées s’ajustent à mes pas gigantesques. Puis je la reposais par terre et répétais le processus. Nous avons continué ainsi pendant une heure ou deux, dans une sorte de plaisante rêverie, bercés par le déroulement de la folle et lointaine courtepointe des feuilles automnales. J’ai vu des illustrations couleurs dans les vieux livres technicrates, la Terre photographiée en altitude, de l’espace., et de tout ce que nous avons abandonné en même temps que la technocratie, je crois que c’est le vol que je désirerais le plus. Il commençait à faire froid quand nous avons atteint Hamilton. Hamilton ! En deux heures ! J’avais l’habitude de penser à Hamilton comme étant à une dure journée de bicyclette de chez moi, mais voilà que j’y étais déjà, même pas essoufflé. J’ai repris Sally dans mes bras et j’ai sauté vers les limites de la ville, ravi par la lueur de brasier qu’irradiait le soleil par dessus les collines. Et puis quelque chose de dur m’est rentré dans le côté, à haute vélocité. D’instinct, j’ai resserré mon étreinte sur Sally, mais elle n’était plus là — heureusement, parce qu’avec la puissance multipliée de l’armure, la serrer aussi fort aurait pu lui briser l’échine. Je me suis écrasé dans la poussière tandis que les mécanismes de suspension de l’armure protestaient bien fort. Je me suis redressé et j’ai entendu les cris de Sally. En levant les yeux, je l’ai vue qui se débattait dans les bras d’Osborne alors qu’il s’enfuyait à grands bonds. *** Ils se dirigeaient vers l’ouest ; ils retournaient vers le shtetl et je les ai poursuivis comme j’ai pu, mais Osborne maîtrisait son armure comme s’il était né dedans. Quelle dimension ce devait être, la sienne, avec des gens qui sautent en l’air sur des jambes infatigables et infiniment puissantes, une vision assistée et des réflexes qui se font aisément foin des banales réalités de la géographie, du temps et de l’espace ! Je les ai perdus vers Flamborough. La panique me grignotait les tripes tandis que je les cherchais à travers tout le spectre électromagnétique en tendant l’oreille pour percevoir les hurlements outragés de Sally. Un moment de réflexion m’a dit que je paniquais pour rien : ils ne pouvaient se rendre qu’à un seul endroit, le shtetl, ma maison, et le machin à sauter. Sauf que j’avais le machin avec moi, bien collé sur la cuissière gauche de l’armure, dans un compartiment de rangement. La cuissière droite était remplie de petits bouts de bidules en tous genres destinés à la survie, miniaturisés et télescopiques, ainsi qu’un assortiment de pilules identifiées par Roman comme étant des suppléments nutritifs. Osborne n’allait pas quitter ma dimension de sitôt. J’ai pris la direction de la maison le plus vite possible dans l’obscurité maintenant presque totale. Une sanglante lune de moisson se levait derrière moi tandis que je progressais par bonds, et je me suis perdu ainsi deux fois dans les ombres bizarres de points de repères aériens qui ne m’étaient déjà pas familiers. Mais voyager seul, sans avoir à chercher, a quand même pris moins d’une heure. Les biosystèmes de ma maison produisaient quantité de rayonnements infrarouges, me rendant impossible de savoir si Sally et Osborne se trouvaient à l’intérieur. J’ai donc grimpé par le lierre isolant, du côté nord, puis comme une araignée le long des murs, en regardant par les fenêtres. Je les ai trouvés dans le solarium à l’arrière de la maison. Osborne avait ôté son casque — son visage était presque celui d’un gamin, avec une expression bon enfant qui m’a un instant pris au dépourvu. Et il mangeait une portion de tarte à la citrouille tirée de mon frigo, l’arme pointée sur Sally qui le fixait d’un œil étincelant depuis la chaise de rottin branlante qu’elle m’avait offerte pour mon anniversaire une demi-décennie auparavant. La biolume du porche éclairait abondamment l’intérieur du solarium et je savais qu’elle projetterait un reflet aveuglant dans les vitres. Plein d’une soudaine audace, je me suis accroupi pour marcher à pas de canard le long de la fenêtre, et reconnaître le terrain avant de décider de ma prochaine action. Le casque d’Osborne était planté sur le frigo, me fixant d’un regard aveugle. L’arme se trouvait dans sa main gauche, la tarte dans sa main droite, et il avait le doigt sur la gâchette. Je n’arrivais pas à imaginer une façon de le désarmer avant qu’il ne tire sur Sally. Je devrais négocier. C’est mon point fort, de toute façon. C’est pour ça qu’on m’avait nommé maire. Je pouvais marchander avec les cons prétentieux de Toronto pour obtenir des semences de maisons ; avec les imbéciles de Hamilton pour des agrumes cultivables à basses températures ; et avec les cirques ambulants qui exigeaient bicyclette après bicyclette en échange d’une soirée de divertissement. Au temps de Lemuel, il restait à peine une bicyclette au shtetl quand mars arrivait, on avait échangé toute la récolte contre les produits nécessaires. Après ma première année comme maire, on a dû faire pousser une grange supplémentaire avec des crochets le long des poutres pour y suspendre le surplus de bicyclettes. Je négocierais avec Osborne pour Sally, j’en obtiendrais une promesse de se tenir définitivement à l’écart de notre dimension en échange de son maudit gadget technocrate. Je levais un gantelet pour frapper à la fenêtre quand on m’a bousculé par derrière. J’ai eu la présence d’esprit d’étouffer mon grognement de surprise tandis que les gyroscopes de l’armure essayaient en protestant de me garder debout malgré le poids de l’inconnu sur mon dos. J’ai tendu les bras derrière moi pour attraper mon assaillant par l’épaule et je l’ai fait projeté par dessus ma tête. Lui aussi a étouffé un grognement en tombant à terre et, quand je l’ai examiné à la lueur artificielle de ma visière, j’ai vu que c’était Roman. « Vous ne pouvez pas lui donner l’appareil transdi » a-t-il sifflé. Il se massait l’épaule. J’ai éprouvé une certaine culpabilité — ça devait avoir fait vraiment mal. Moi qui n’avais même pas gifflé qui que ce soit depuis dix ans ! — qui l’avait fait ? « Je dois le ramener à la justice. C’est le seul à avoir la clé de ses maliciels. S’il se sauve maintenant, nous ne l’attraperons jamais — le monde entier sera à sa merci. — Il a Sally. Si je dois lui donner le machin pour la ravoir, c’est ce que je vais faire. » Et je pensais : qu’est-ce que j’en ai à foutre de ton monde, mon gars ? Il a fait une grimace en devenant plus rouge. Il avait volé un manteau de laine et une paire de bottes pas mûres quelque part, mais il ne portait toujours que ses sous-vêtements hith tech par en dessous, et il avait les lèvres bleues de froid. Moi, j’étais bien à l’aise dans l’armure auto-chauffante. Des voix étouffées nous parvenaient du solarium. J’ai risqué un coup d’œil. Sally était en train de haranguer Osborne avec emportement, même si on ne pouvait discerner que son intonation menaçante à travers la vitre. Osborne arborait un large sourire. J’aurais pu lui dire que ce n’était pas une stratégie bien efficace. Il semblait être en train de ricaner, et j’ai regardé avec une fascination horrifiée Sally se lever brusquement, indifférente au pistolet, pour lui lancer sa chaise à la tête. Il a levé les bras pour se protéger et l’arme ne pointait plus sur Sally. Pas de réflexion, juste de l’action : j’ai sauté à travers la fenêtre, un vrai héros d’aventures technocrates qui roulait puis se redressait sur ses tibias, la main serrée sur son pistolaser ; mon ouïe assistée m’a transmis les cris de Sally, les grognements surpris d’Osborne et le passage tonitruand de Roman à travers les échardes coupantes de la fenêtre. J’essayais de frapper la tête à découvert d’Osborne, mais il était vraiment rapide, rapide comme un univers où le temps est découpé en fractions de secondes, rapide comme un homme élevé dans cet univers-là et moi, qui n’avais jamais mesuré le temps en unités plus petites que « la matinée », je n’étais vraiment pas à la hauteur. Il a tiré au hasard, arrachant des hurlements à la maison. Le temps de m’en rendre compte, il m’avait coincé à plat-ventre, couché sur mes propres bras. Il a de nouveau pointé le pistolet sur Sally. « Quel gâchis » a-t-il soupiré en visant. Je me suis débattu férocement pour essayer de me libérer les bras et le machin à sauter m’est tombé dans la main. Sans réfléchir, j’ai écrasé autant de touches que j’ai pu, et l’universe a basculé cul par dessus tête. *** Il y a eu un moment de flux et de panique tandis que l’univers se brouillait puis se remettait brusquement au point, le tout prenant moins de temps qu’il n’en faut pour le décrire, si vite que je n’ai assimilé la chose que bien plus tard. Osborne était toujours sur mon dos, et j’ai eu la présence d’esprit de l’en faire rouler et de me remettre sur mes pieds, de libérer mon propre pistolet et de mettre en joue le visage non protégé d’Osborne. Il s’est relevé lentement, les mains croisées derrière la tête, et m’a regardé avec une légère grimace narquoise. « Mais c’est quoi votre problème, à la fin ? » a dit une voix derrière moi. J’ai gardé l’armée pointée sur Osborne en me tassant vers la gauche afin d’apercevoir celui qui venait de parler. C’était moi, en robe de chambre grossièrement tissée et en chaussons, les yeux tout collés de sommeil, mince à en être maigre, blanc et tremblant de rage. Osborne a pris avantage de ma confusion pour sauter vers la fenêtre de la salle Florida redevenue intacte. J’ai appuyé deux fois sur la gâchette et atteint la maison, qui a poussé un hurlement. J’ai entendu des bibelots dégringoler de leurs étagères. « Oh, pour l’amour du ciel ! » me suis-je entendu crier derrière moi, et je me suis retrouvé en train de vaciller avec mon propre poids sur le dos. Des mains secouaient mon casque. J’ai posément replacé mon arme dans son étui, lâché mes gantelets et saisis mes mains. « Barry, j’ai dit. — Comment savez-vous mon nom ? — Descends de là, Barry, d’accord ? » Il est descendu et je me suis retourné pour lui faire face. Avec une lenteur délibérée, j’ai détaché le casque et l’ai enlevé. « Salut, Barry », ai-je dit. —Oh, pour l’amour du ciel ! a-t-il répété, plus exaspéré que déconcerté. J’aurais dû m’en douter. — Désolé, ai-je dit, un peu penaud. J’essayais de sauver la vie de Sally. — Pourquoi donc, Seigneur ! ? ! — C’est quoi votre problème avec Sally ? — Elle nous a vendus ! À Toronto ! Dans tout le shtetl on n’a pas deux bicylettes à aligner. — Toronto ? De combien de maisons pouvons-nous bien avoir besoin ? » Il a laissé échapper un petit aboiement en guise de rire : « Des maisons ? Toronto ne fait plus de maisons. Attendez là. » Il est parti à grands pas furieux vers les profondeurs de la maison pour en émerger quelques moments plus tard avec un fusil d’allure massive et peu maniable. La chose sentait la technocratie, marques d’outils et lignes droites, et j’ai su tout de suite qu’elle avait été usinée et non produite biologiquement. Le canon en était aussi large que mon poing. « Défense civile, a dit l’autre Barry. C’est l’idée de Sally. On est tous censés être prêts à repousser les envahisseurs au quart de tour. Vous ne sentez pas cette odeur ? » J’ai ouvert tout grand les narines. Il y avait une puanteur d’ammoniac et de soufre dans l’air, en contraste frappant avec l’ambiance d’automne claire et nette à laquelle j’étais habitué. « Qu’est-ce que c’est ? — Des usines. Munitions, fusils, armures. C’est tout ce qu’on fabrique, maintnant. Et on est tous rationnés. » Il a fait un geste en direction de la fenêtre brisée. « Votre copain va avoir une méchante surprise. » Comme à un signal, j’ai entendu une volée de tonnerre lointain. L’autre Barry a eu un sombre sourire. « Un sauteur de moins. Si j’étais vous, je balancerai cet équipement avant que quelqu’un ne me tire dessus. Je commençais à me débarrasser de l’armure de Roman quand nous avons tous deux entendu le barrage de tirs en retour ; le craquement du pistolet technocrate avait l’air presque civilisé en comparaison de la flatulence des tromblons maison de Sally. « C’est un rusé », ai-je dit. Mais l’autre Barry était devenu livide, pétrifié, et il m’est venu à l’idée que cet Osborne était très certainement en train de tirer sur quelqu’un qu’il considérait comme un ami. L’empathie n’a jamais été un de mes points forts. J’ai ôté le reste de l’armure et suis resté là à frissonner dans l’air glacial de novembre. « Allons-y », ai-je dit en brandissant l’arme de Roman. « Vous allez avoir besoin d’un manteau, a dit l’autre Barry. Attendez un peu. » Il a disparu dans la maison pour en revenir avec mon deuxième bon manteau, celui qui a une grosse tache datant de plusieurs années sur le haut de la poitrine, à droite, un reste de petit déjeuner maladroit, des mûres tardives mangées à même le buisson. « Merci », ai-je dit. Il y a eu un tremblement d’une dangereuse étrangeté au moment où nos mains se sont touchées. *** L’autre Barry tenait une biolume à hauteur d’épaule, ouvrant la route, tandis que je le suivais en remarquant qu’il marchait comme un canard en oscillant, puis j’ai remarqué que j’en faisais de même et je me suis mis à percevoir toute la situation avec une acuité embarrassante. J’ai trébuché une bonne dizaine de fois en essayant de modifier ma démarche avant que nous ne arrivions sur la scène de la bataille d’Osborne. C’était une petite clairière où j’étais souvent allé en pique-nique les jours d’été. La lampe illuminait les antiques troncs d’arbres scarifiés par les tirs, des trous profonds où des braises brûlaient encore comme autant d’yeux malveillants. De fins filets de fumée dansaient dans la lumière. À la lisière de la clairière, nous avons trouvé Hézékiah couché sur le dos. Son bras gauche était un dégât de chair en fusion et d’échardes d’os. Son souffle était faible et rapide, ses yeux fixes, écarquillés. Il les a frotté de sa bonne main quand il nous a aperçus. « Vois double. Le maudit fusil m’a pété dans les bras. Maudit fusil. Maudit soit tout. » Nous n’avions ni l’autre la moindre notion de premiers soins, mais j’ai laissé l’autre Barry accroupi auprès d’Hézékiah tandis que j’allais chercher du secours, en traversant bruyamment les bois obscurs mais familiers. Quelque part dans les environs, Osborne était en train de chercher son machin à sauter pour retourner chez lui. Je l’avais dans la poche de mon deuxième meilleur manteau taché. S’il le trouvait et l’utilisait, je serais coincé là, dans cet univers où des fusils vous explosaient dans les bras et où Barry aurait voulu voir Sally morte et enterrée. L’exode des villageois devant les dépradations des sauteurs dimensionnels avait transformé les rues du shtetl, normalement un sourire amical de jolies petites maisons bien propres, en une mâchoire édentée. La clinique de Merry était cependant toujours là, et je m’en suis approché avec précaution, les poils de la nuque énervés par les regards que j’imaginais dans mon dos. J’y étais à peine arrivé qu’Osborne m’est rentré dedans de biais et m’a saisi brutalement entre ses bras pour retourner d’un bond dans la forêt. Nous avons filé à travers le ciel nocturne — le machin à sauter était écrasé contre mon flanc par l’étreinte métallique — et qand Osborne s’est posé et m’a lâché, j’ai reculé assis sur les fesses, essayant de mettre une certaine distance entre nous. « Donnez-le moi », a-t-il dit en me mettant en joue. Sa voix était froide et n’admettait aucun argument. Mais je suis négociateur par profession. Je pense vite. « J’ai le doigt dessus », ai-je rétorqué en tenant le machin à travers ma poche. « Juste une petite pression et pouf, je m’en vais et vous êtes coincé ici pour toujours. Pourquoi ne déposez-vous pas votre arme pour causer de tout ça ? » Il a esquissé la même grimace narquoise que dans le solarium. « Vous partez avec une balle dans le corps, mort ou mourant. Enlevez votre manteau. — Je serai mort, vous serez coincé. Si je vous le donne, je serai mort et vous ne serez pas coincé. Déposez votre arme. — Pas de discussion, Manteau. » Il a tiré avec désinvolture dans le sol devant moi, m’aspergeant de mottes brûlantes de terre ramollie où se tordaient les racines brisées du réseau domestique essayant de contourner le dommage pour se reconnecter. J’ai été tellement décontenancé que j’ai failli appuyer sur la touche, mais par un acte de pure volonté, j’ai immobilisé mes doigts. « Arme », ai-je dit du ton le plus égal possible ; le timbre de ma voix me semblait un peu aigü. « Écoutez. Écoutez voir. Si nous continuons à discuter ici, quelqu’un d’autre va venir et il y a de fortes chances pour qu’ils soient armés. Tous les fusils de cet univers n’explosent pas quand on tire avec. » Ou du moins j’espère. « Et alors vous allez être bien embêté. Moi aussi, parce que vous me tirerez probablement dessus au même moment. Rangez ce truc, et nous pouvons discuter. Trouver une solution avec laquelle nous pouvons vivre l’un et l’autre, si vous voulez bien excuser l’expression. » Avec lenteur, il a replacé le pistolet dans son étui. « Lancez-le donc à quelque distance, non ? Pas loin, deux ou trois mètres. Vous êtes rapide. » Il a secoué la tête : « Vous avez du culot, espèce de fils de pute. » Mais il a lancé l’arme à quelques mètres de lui. « Maintenant », ai-je dit en essayant de dissimuler mon soupir de soulagement, « maintenant, essayons de trouver une solution. » Il a lentement relevé sa visière et m’a regardé comme il l’aurait fait d’un étron. « À la façon dont je vois les choses, ai-je dit, nous ne voulons pas nous bagarrer. Vous voulez une dimension où vous pouvez vous trimballer librement pour éviter d’être capturé. Nous avons besoin d’empêcher les gens de sauter chez nous et de démolir nos maisons. Si on fait ça bien, on pourrait développer une relation à long terme qui nous serait mutuellement bénéfique. — Qu’est-ce que vous voulez ? — Rien que vous ne puissiez nous donner. » Là, j’ai commencé à négocier pour de bon. « D’abord, vous allez me ramener là où vous m’avez pris. Je dois trouver un docteur pour Hézékiah. » Il secouait la tête, incrédule : « Quelle foutue perte de temps. — Hézékiah d’abord, le reste après. Se plaindre va simplement nous ralentir. Allons-y. » Sans cérémonie, je lui ai sauté dans les bras. « Up, up and away ! », ai-je crié. Il m’a écrasé contre sa poitrine en sautant vers la lune. *** « Bien », ai-je dit tandis que la lune baissait à l’horizon. Ça faisait des heures que nous parlementions, mais nous avions fait de bons progrès. « On vous garantit le passage en toute sécurité dans le shtetl — une cachette, des habits de rechange — chaque fois que vous le voulez. En contrepartie, nous y retournons tous les deux maintenant, et ensuite je vous donne le machin à sauter. Vous emmenez Roman — je me fiche de ce que vous en faites une fois dans votre dimension, mais rien de mal ne lui arrive dans la mienne. — D’accord », a maugréé Osborne. C’était une progrès majeur — l’amener là avait pris deux heures, pour ce qui était de ne pas tirer Roman à vue. Je me disais que, dans sa propr dimension, vêtu de son armure et armé de son pistolet, Roman aurait une chance de se défendre. — Encore autre chose. » Osborne a juré en crachant sur le sol élastique de la clairière où Hézékiah s’était fait sauter un bras. « Un tout petit détail. La prochaine fois que vous visitez notre shtetl, vous nous rapportez un machin transdi de rechange. — Pourquoi ? — Pas vos oignons. Voyez ça comme une preuve de bonne volonté. Si vous voulez revenir dans notre shtetl et bénéficier de notre collaboration, vous devez nous rapporter un appareil, ou bien l’entente est à l’eau. » L’accord n’a pas été conclu tout de suite, mais finalement, on en est venu à bout. La négociation est presque toujours en partie une guerre d’attrition, et je suis un homme patient. *** « Défense civile, hein ? », ai-je dit à Sally. Elle se trouvait dans sa nouvelle maison, affairée à l’un des murs où, avec quelqu’un de Toronto, elle était à gribouiller les plans d’un tromblon à l’aspect familier . « Oui », a-t-elle répliqué d’un ton qui signifiait “fous-moi la paix, je suis occupée”. « Bonne idée. » Ça l’a décontenancée. Je ne réussis pas souvent à la surprendre, et j’ai savouré ce moment de satisfaction. « Tu penses ? — Oh, absolument. Laisse-moi te montrer. » Je lui ai tendu une main et elle l’a prise. J’ai appuyé sur le machin à sauter, dans ma poche, et l’univers a basculé cul par dessus tête. Peu importe le nombre de fois où je visite les dimensions technocrates, je suis toujours frappé par la grâce des passants en armure, leurs sauts stupéfiants par dessus les édificies étincelants et les autouroutes surélevées. J’ai beau essayer, je n’arrive pas à comprendre comment ils évitent de se rentrer les uns dans les autres. Dans cette version de la technocratie, l’armurerie s’appelait “Chez Eddie”. L’autre juste avant s’était appelée “Chez Ed”. Des variations minimes, mais la routine restait identique. Nous sommes entrés avec autorité dans le magasin et j’ai adressé un signe aimable de main à Ed/Eddie en disant : « Bonjour ! — Salut, a-t-il dit. Je peux vous montrer quelque chose ? » La main de Sally serrait péniblement la mienne, tel un étau. Je me suis dit qu’elle perdait les pédales à cause de notre petit saut dans le transunivers, mais en suivant son regard dans la vitrine, j’ai compris qu’il y avait quelque chose de travers avec cet endroit. Plus loin dans la rue, parmi les édifices étincelants en forme de losanges, se dressait une maison qui n’aurait pas déparé notre shtetl, avec les racines du réseau domestique qui pénétraient en se tortillant dans le béton. Devant la maison se tenaient deux personnes en habits de laine bien peignée, avec de belles bottes en caoutchouc bien mûres. Des personnes à l’aspect familier. Sally et moi. Et là, dans la rue, un autre couple — Sally et moi — se dirigeait vers l’armurerie d’Ed/Eddie. J’ai réussi à sourire et à souffler : « Et pourquoi pas une arme de poing personnelle complètement automatique, auto-rechargeable, avec pointage laser, et munitions capables de percer des armures ? » Ed/Eddy nous en a passé une, et dès que la crosse en a été bien calée dans ma main, j’ai passé un bras sous celui de Sally et activé le machin à sauter. L’univers s’est remis à l’endroit et nous étions de nouveau chez nous, dans la clairière où, à un cheveu et une semaine de distance, une version d’Hézékiah avait perdu un bras. J’ai tendu l’arme à Sally : « Et il y en a davantage là d’où ça vient. » Elle tremblait, et pendant un moment j’ai cru qu’elle allait m’engueuler, mais elle s’est mise à rire, et moi aussi. « Eh, je lui ai demandé, ça te dirait d’aller déjeuner ? D’habitude, il y a un petit Italien fameux juste de l’autre côté des champs de bicyclettes. » Craphound 1999-6-1 A science-fiction short story by Cory Doctorow about an alternate biotech future, first published in Asimov's Science Fiction Magazine, June 2003; reprinted in Year's Best Science Fiction 9. French translation by Elisabeth Vonarburg from Solaris Magazine, Quebec, Canada, 2004 Cory Doctorow Cory Doctorow